On estime qu'un adulte ordinaire prend plus de 35 000 décisions par jour. Et beaucoup de ces décisions ne sont pas objectives. Pour interpréter en permanence le nombre d'intrants que nous recevons tout au long de la journée, nous appliquons souvent des stratégies simplifiées de traitement de l'information appelées heuristique, qui peuvent à leur tour générer des erreurs systématiques appelées biais cognitifs.
Un biais cognitif, ou biais de jugement, se produit lorsque nos perceptions subjectives déforment notre rationalité, ce qui rend beaucoup plus difficile la recherche d'une solution sensée. Malheureusement, les biais de jugement peuvent avoir de lourdes conséquences s'ils finissent par dicter nos actions.
Le biais d'ancrage en est un exemple. Comme les autres biais cognitifs, le biais d'ancrage peut fausser notre processus de prise de décision. Par exemple, les médecins se heurtent souvent au biais d'ancrage pour poser un diagnostic. Même expérimentés, les médecins se fient parfois trop à la première information reçue sur un patient et ne voient pas la situation dans son ensemble, ce qui peut conduire à un diagnostic erroné.
Les biais étant inconscients et généralement automatiques, il est difficile d'éviter le biais d'ancrage, à moins de savoir ce dont il faut se méfier. Cependant, une fois que vous saurez comment gérer et surmonter le biais d'ancrage, vous serez en mesure d'utiliser ce biais cognitif fréquent à votre avantage.
Qu'est-ce que le biais d'ancrage ?
Le biais d'ancrage ou parfois biais de point de départ décrit notre tendance à trop nous appuyer sur la première information que nous recevons. Lorsque nous prenons une décision, notre premier point de référence agit souvent comme une "ancre". Nous accordons trop de valeur à cette première information par rapport à celles reçues ensuite et notre décision finale n'est pas toujours aussi rationnelle (voire bénéfique) qu'elle pourrait l'être.
L'intérêt de l'heuristique
Le biais d'ancrage se produit généralement lorsque nous essayons de comprendre quelque chose par des méthodes heuristiques. Une approche heuristique de la résolution des problèmes utilise des raccourcis pour prendre des décisions lorsqu'une procédure optimisée est impossible ou peu pratique.
Comme mentionné précédemment, les méthodes heuristiques peuvent être affectées par des biais. Mais le tableau n'est pas complètement noir. L'heuristique peut être incroyablement utile dans le processus de prise de décision. Pour les décisions lors desquelles tous les risques impliqués ne sont pas connus, il a été prouvé que l'heuristique est plus précise et exige moins d'efforts que les modèles formels.
De plus, l'heuristique n'est pas la méthode de la dernière chance. Lorsque vous avez une connaissance complète de chaque action et de leur résultat probable, l'heuristique est moins utile. Mais dans la vie réelle, il est rare de disposer d'un tel niveau de prévisibilité, en particulier dans les affaires.
L'histoire du biais d'ancrage
Le biais d'ancrage est un concept relativement nouveau dans la psychologie sociale appliquée et l'économie comportementale. Bien que les effets d'ancrage aient été décrits pour la première fois dans des articles de recherche psychologique dans les années 1950, l'expression biais d'ancrage n'est apparue que dans les années 1970.
Étude psychophysique de Sherif, Taub et Hovland
L'ancrage a été décrit pour la première fois par Muzafer Sherif, Daniel Taub et Carl Hovland dans leur article de psychologie expérimentale de 1958 intitulé "Assimilation et effets de contraste de l'ancrage des stimuli sur les jugements". Leur recherche portait sur la psychophysique, qui est l'étude de la relation entre les stimuli physiques dans le monde qui nous entoure et le processus psychologique de perception.
Ces chercheurs ont découvert que, lors de l'évaluation du poids de divers objets, le poids du premier objet affectait significativement le jugement des participants sur les objets suivants. Ils ont décrit le poids de ce premier objet comme un ancrage.
Papier de Tversky et Kahneman sur l'heuristique d'ancrage et d'ajustement
Ce n'est qu'en 1974 que l'expression biais d'ancrage est inventée par Tversky et Kahneman dans leur article "Jugement sous incertitude : heuristique et biais", publié dans le prestigieux magazine international Science Magazine. C'est la première fois que des modèles heuristiques spécifiques, y compris l'heuristique d'ancrage, sont nommés et théorisés.
Dans le cadre de cet article, Tversky et Kahneman ont mené diverses expériences, dont une dans laquelle ils demandaient aux participants d'estimer le pourcentage de pays africains faisant partie des Nations Unies. Avant de poser cette question, ils faisaient tourner une roue divisée en sections numérotées de 0 à 100. Cette roue était cependant conçue pour toujours s'arrêter sur 2 chiffres seulement : 10 ou 65.
Après le tour de roue, les participants étaient invités à dire s'ils pensaient que le pourcentage était supérieur ou inférieur au nombre sur la roue, puis à indiquer le pourcentage qu'ils pensaient être le bon.
Si la roue s'était arrêtée sur le chiffre 10, l'estimation médiane était d'environ 25 %, mais si elle avait atteint le chiffre 65, l'estimation médiane était significativement plus élevée, à 45 %. Même en sachant que la roue ne fournissait qu'une valeur aléatoire, apparemment sans rapport avec la tâche en cours, les participants ont ancré leurs estimations sur le nombre affiché.
Explication des mécanismes qui sous-tendent le biais d'ancrage : Hypothèses courantes
Bien que l'effet d'ancrage soit très bien documenté, l'examen de la littérature montre que la science n'a pas encore compris exactement comment se produit le biais d'ancrage. Il existe actuellement 4 hypothèses majeures qui contribuent à (mais ne définissent pas) notre compréhension des effets d'ancrage. Comprendre comment fonctionne le biais d'ancrage selon la science psychologique actuelle est essentiel pour nous aider à en contourner efficacement les effets.
L'hypothèse d'ancrage et d'ajustement
Dans leur étude sur l'heuristique, Tversky et Kahneman ont avancé leur hypothèse d'ancrage et d'ajustement comme explication du biais d'ancrage. Selon leur théorie, nous prenons la première valeur qui nous est donnée comme point d'ancrage sur lequel nous fondons ensuite nos estimations.
Cette connexion signifie que nous ne nous ajustons pas suffisamment en cours de processus, et que par conséquent notre réponse finale est toujours plus orientée vers l'ancre qu'elle ne devrait l'être. Il manque encore des preuves concluantes pour expliquer pourquoi nous ne nous adaptons pas suffisamment lorsqu'on nous fournit plus d'informations, bien qu'un article suggère qu'une fois qu'une réponse plausible est atteinte, plutôt que de rechercher davantage de preuves, nous arrêtons tout simplement de nous adapter.
Théorie de l'accessibilité sélective
La théorie de l'accessibilité sélective estime que lorsque nous recevons un ancrage externe (un point de référence fourni par d'autres), nous considérons automatiquement qu'il s'agit d'une réponse viable possible. Par conséquent, notre cerveau se met à rechercher toutes les informations disponibles pour confirmer que cette ancre est la bonne réponse. Selon l'accessibilité sélective, les ancrages ont plus de poids dans le processus de prise de décision, car nous tentons inconsciemment de recueillir des preuves en leur faveur.
Effet de primauté
Cette hypothèse est basée sur l'idée que nous sommes plus susceptibles de nous souvenir de la première chose que nous apprenons sur un sujet donné. L'ancre initiale laissant la plus forte impression dans notre esprit, nous finissons par comparer toutes les informations ultérieures à celle-ci et ne leur accordons pas le même niveau de considération.
Changement d'attitude par rapport à une valeur initiale
Certains psychologues pensent que la première information qui nous est donnée pour nous poser une question peut entraîner un changement d'attitude. Nous croyons ensuite que les réponses similaires à la valeur initiale sont plus susceptibles d'être correctes. Cela nous amène à rechercher des attributs étroitement liés dans des valeurs ou des solutions ultérieures, qui nous ramènent vers l'ancrage initial.
Quels facteurs influencent le biais d'ancrage ?
Depuis que le biais d'ancrage a été identifié pour la première fois, de nombreuses recherches supplémentaires ont été menées sur les facteurs qui rendent les effets d'ancrage plus ou moins probables.
Travailler en groupe
La recherche a montré que lorsqu'un groupe s'attaque à un problème impliquant un biais d'ancrage, ce biais a moins d'impact sur ses décisions. Chaque personne a ses propres ancrages internes (des points de référence individuels basés sur ses croyances, ses expériences ou des éléments contextuels), qui pèsent dans la balance lorsqu'elle est confrontée à une question, un problème ou une décision. Au sein d'un groupe, les ancrages internes préexistants de chaque personne agissent comme des ancrages externes lors de l'examen de la question en question.
C'est ce qu'on appelle l'hypothèse d'ancrage concurrent, et cela peut avoir un effet significatif sur notre processus de prise de décision. Travailler en groupe peut nous aider à remettre en question nos impressions initiales sur un problème donné via nos différences d'opinions individuelles et à réfléchir aux autres facteurs qui pourraient être en jeu, réduisant ainsi le biais d'ancrage.
Business intelligence
La Business Intelligence (BI, ou informatique décisionnelle) décrit diverses méthodes d'analyse des données et de gestion des informations. Ces outils aident les entreprises à prendre de meilleures décisions en matière de prévision grâce au traitement et à l'interprétation d'énormes quantités d'informations, ce qui garantit que les décisions finales ne reposent pas sur une base de connaissances étroite.
La recherche sur les biais cognitifs dans les systèmes de BI montre que lorsqu'on lui administre une ancre "fausse", l'effet d'ancrage diminue. Mais si l'ancre est une valeur plausible, même avec une technologie hautement sophistiquée, les systèmes informatiques présentent des signes de biais d'ancrage. Même les décisions prises à l'aide de technologies complexes ne sont pas exemptes de biais humains !
Humeur et traits de personnalité
Des études ont montré que les personnes d'humeur morose sont généralement plus susceptibles de faire des estimations précises. Mais concernant le biais d'ancrage, c'est le contraire : les personnes à l'état d'esprit positif sont moins sujettes au biais.
De même, d'après des travaux de recherche sur les "big five", les cinq grands traits de personnalité, il semble que les personnes complaisantes, ouvertes d'esprit et celles plus névrosées ne soient pas aussi fortement affectées par le biais d'ancrage que les personnes consciencieuses ou extraverties.
Ainsi, face à une question qui pourrait être sujette au biais d'ancrage, il est plus probable que vous preniez une meilleure décision avec une équipe plus heureuse, plus ouverte d'esprit et plus complaisante.
Expertise
Comment l'expertise influence-t-elle l'ancrage du jugement ? Des études montrent que disposer d'un certain niveau de connaissances sur la question à laquelle vous êtes confrontés est utile. Cela dit, les experts sont eux aussi sensibles au biais d'ancrage, même si la connaissance du sujet en réduit l'effet.
Comment éviter le biais d'ancrage lors de la prise de décision ?
Le fait de nous appuyer trop lourdement sur des ancres potentiellement non pertinentes peut avoir un effet négatif significatif sur nos décisions. Éviter le biais d'ancrage est très difficile, mais ses effets peuvent être atténués. Sur la base de notre compréhension des facteurs d'influence en jeu, voici 3 étapes clés à suivre pour éviter le biais d'ancrage dans votre prochaine grande décision.
1. Soyez conscient de l'effet d'ancrage
La meilleure façon possible de contrer le biais d'ancrage est d'être conscient de son existence. En tant que biais cognitif, l'effet d'ancrage est intrinsèquement subconscient. Il est donc essentiel de faire toute la lumière sur lui et d'éduquer votre équipe à son fonctionnement pour mieux l'éviter.
2. Questionnez votre point de référence
Vous pouvez utiliser vos connaissances sur la manière dont la psychologie du biais d'ancrage peut être détournée à votre avantage. Par exemple, nous pouvons être plus critiques lors de l'examen de la valeur initiale reçue en accordant une considération égale aux points de référence alternatifs. Ce moyen permet de réduire l'effet de l'ancre.
Comme nous l'avons vu, travailler en groupe, avoir accès à un large éventail de données pertinentes via la BI ou recourir à un expert en la matière permet de remettre en question l'ancrage et de réduire son impact sur la prise de décision.
3. Soyez ouvert aux nouvelles informations
Bien qu'il soit important d'interroger rigoureusement les informations existantes, il est tout aussi important d'être ouvert aux résultats des recherches ultérieures. Comprendre la valeur de chaque nouvelle donnée vous permettra de ne pas trop vous fier à vos recherches et conclusions initiales.
Comment utiliser le biais d'ancrage à votre avantage ?
La meilleure façon de contrer l'effet d'ancrage est de comprendre le fonctionnement de ce biais. Mais quels sont les exemples concrets où ce savoir peut vous être bénéfique ?
Négociations
En matière de discussions stratégiques, en particulier lorsque de l'argent est en jeu, l'ancrage peut avoir un impact significatif sur le résultat final. L'offre initiale agit comme première ancre et la deuxième offre comme contre-ancre. Ce sont les deux valeurs qui donnent le ton de l'ensemble de la négociation.
Sans surprise, la partie qui établit le premier point d'ancrage a tendance à mieux s'en sortir dans la négociation. Les négociations salariales sont un exemple de ce processus. Si l'offre initiale est faible, l'employé est plus susceptible d'accepter un salaire inférieur que si une offre supérieure lui avait été faite au départ.
Ventes
Un autre exemple de biais d'ancrage concerne les ventes. Lorsqu'on montre ce qu'un produit ou un service coûte avant la promotion, en plus du prix de vente, le prix initial agit comme un point d'ancrage. Les clients qui examinent les deux prix considéreront le nouveau prix moins cher comme une meilleure offre que si seul le prix de vente avait été visible. Montrer les deux les rend plus susceptibles d'acheter ce que vous vendez.
De même, un concessionnaire automobile peut montrer à un client des modèles plus chers avant de l'amener vers des voitures qui se trouvent dans sa gamme de prix. Grâce à cette comparaison, le client est plus susceptible de croire que la voiture sur laquelle son choix se porte finalement est proposée au juste prix. Cette méthode peut être utilisée dans les ventes, y compris sur les sites Web, en affichant d'abord des articles ou services plus chers.
Un troisième exemple d'ancrage en matière de ventes provient de travaux de recherche menés à l'Université de l'État de l'Ohio, qui a démontré que même si nous sommes tous au courant de l'astuce de prix de 0,99 USD, elle fonctionne. La façon dont cette astuce tarifaire fonctionne est que notre cerveau prend le premier chiffre du prix comme ancre, de sorte que même s'il n'est qu'un centime moins cher, nous sommes 50 à 100 % plus susceptibles d'acheter.
Les chercheurs de l'État de l'Ohio sont allés encore plus loin, en utilisant cette prémisse pour montrer une augmentation de la différence de prix perçue entre une option standard et une option premium lorsque l'option standard est tarifée en dessous d'un chiffre rond.
Leur expérience portait sur le prix d'un café, avec le petit café à 0,95 $ et le grand à 1,20 $. À ces prix, seuls 29 % des clients optaient pour le grand modèle. Mais lorsque le petit café était proposé à 1 $ et le grand à 1,25 $, même si la différence de prix était toujours de 0,25 $ entre les deux, 56 % des clients choisissaient le grand café.
Ces travaux de recherche prouvent que le biais d'ancrage fonctionne sur le premier chiffre que nous voyons dans un prix, et cela fonctionne si bien en fait que si nous voulons encourager les consommateurs à passer à une option premium, nous devons fixer le prix de l'option standard au-dessus du chiffre rond le plus proche, plutôt qu'en dessous.
Marketing
Le prix de vente n'est pas le seul élément à utiliser le biais d'ancrage pour influencer les clients. Dans leur article de 1998 intitulé "Un modèle d'ancrage et d'ajustement des décisions relatives à la quantité d'achats", Brian Wansink, Robert J. Kent et Stephen J. Hoch examinent différentes situations dans lesquelles un consommateur pourrait être amené à acheter davantage par le biais de l'ancrage.
L'une des expériences concernait le rayon Soupes d'un supermarché. Au début, les chercheurs avaient placé des présentoirs en tête de rayon indiquant une promotion sur les soupes Campbell à seulement 0,79 $ la boîte. Avec cette seule information, les clients achetaient 3,3 boîtes de soupe en moyenne. Mais lorsque les chercheurs ont ajouté un panneau "Offre limitée à 12 boîtes par client" à l'attention des consommateurs, les ventes ont atteint une moyenne de 7 boîtes par personne.
Le panneau limitant la quantité d'achats par client semble être une mesure pour empêcher le magasin de se retrouver à court de stocks, mais la limite est vraiment un outil d'ancrage qui incite les acheteurs à acheter beaucoup plus qu'ils ne l'auraient fait sans lui.
Une autre méthode de marketing qui utilise le biais d'ancrage est l'offre groupée d'abonnement. Par exemple, un magazine peut énumérer trois options d'abonnement :
Abonnement en ligne : 79 $
Abonnement papier : 215 $
Offre groupée en ligne + papier : 215 $
Lorsqu'ils se voient proposer ces options, il est peu probable que les consommateurs achètent un abonnement papier uniquement. Cependant, ils sont plus susceptibles d'acheter l'offre groupée que d'acheter simplement l'abonnement en ligne. L'offre groupée et l'abonnement en ligne seul coûtant le même prix, l'offre groupée semble être une bien meilleure offre. Cette méthode groupée peut être utilisée avec une variété de produits et de services différents.
La première impression est la bonne
Le biais d'ancrage prouve que la première impression compte énormément. Lors de votre prochaine grande décision ou négociation commerciale, réfléchissez à la manière dont elle pourrait vous aider à faire tourner les choses en votre faveur.